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Un « printemps turc » à Eskişehir ?

Vous avez sans doute entendu parler des événements qui ont débuté vendredi à Istanbul, lorsque la police a chargé violemment des manifestants qui s’opposaient à la destruction du Gezi Parkı, près de la place Taksim. Cette intervention a fait déborder le vase : la population a laissé éclater son mécontentement face à cette répression, mais aussi plus largement face à la politique du gouvernement actuel. Des manifestations de soutien ont immédiatement été organisées, via les réseaux sociaux, dans de nombreuses autres villes, et le mouvement s’est répandu comme une traînée de poudre, bien que la police se soit retirée de la place Taksim. Eskişehir est aussi concernée par ce phénomène.

La colère générale a pris plus d’ampleur encore lorsque le premier ministre, Recep Tayyip Erdoğan, a décrit les manifestants comme une poignée d’extrémistes, des pillards ivres qui prétendaient faire la révolution, ou encore lorsqu’on a constaté que les principaux médias, accusés de soutenir le pouvoir, ne relayaient pas l’information relative au mouvement.

Vous l’avez compris, ce qui se passe n’a plus grand-chose à voir avec la protection du parc. On parle de « printemps turc », par analogie avec le « printemps arabe » (ce qui est curieux quand on pense que lors des révolutions dans les pays arabes, on montrait la Turquie comme l’exemple de démocratie musulmane qu’ils devaient suivre !). On compare aussi les manifestants turcs aux « Indignés » ou à « Occupy Wall Street ». Le mouvement a d’ailleurs été baptisé « Occupy Gezi ».

À Eskişehir, qui comporte une importante population étudiante, la foule descend chaque jour dans la rue. C’est le soir qu’elle est la plus nombreuse : l’avenue de l’Université, l’axe principal du centre-ville, devient noire de monde, les gens se rassemblent, crient des slogans, chantent, agitent drapeaux et pancartes, frappent sur des casseroles (on m’a raconté que cette dernière coutume datait des manifestations des années 90, et visait à montrer que le peuple affamé n’avait rien à mettre dans ces casseroles). Les murs sont recouverts de slogans. Les gens qui restent chez eux encouragent la foule depuis leurs fenêtres, y accrochant des drapeaux, tapant eux aussi sur des casseroles, allumant puis éteignant très rapidement leur lumière. Vient donc une heure après laquelle la ville se met à hurler, à chanter, à siffler, à claquer, à clignoter ! On est loin de la violence d’Istanbul (même si l’on compte quelques affrontements avec la police, ils n’ont pas fait autant de victimes), mais c’est tout de même impressionnant.

La protestation, d’abord spontanée et chaotique, commence à s’organiser. Des barricades ont été montées pour bloquer un pan de l’avenue de l’Université, devant le principal centre commercial de la ville. Des tentes ont été montées, des matelas, des couvertures, de la nourriture ont été apportés, des assemblées générales se tiennent à présent.

Mais que veulent-ils, ces « indignés » ? Difficile à dire, car le mouvement est loin d’être homogène. Le point commun des manifestants est l’opposition à la politique de Recep Tayyip Erdoğan, mais ils viennent de bords très différents : kémalistes, nationalistes, socialistes, anarchistes, et même certains partisans du parti « islamiste modéré » au pouvoir, finalement déçus par les événements récents… Ils n’ont pas tous la même vision de la société qu’ils aimeraient construire. Certains se sont joints au mouvement en espérant une remise en cause totale du système, d’autres réclament juste la démission du gouvernement, « mais si d’autres gens ou d’autres partis viennent au pouvoir, ce sera la même chose », affirme un étudiant. Certains souhaitent un pays plus tolérant envers les minorités ; d’autres voient les événements comme une lutte nationale, agitent drapeaux et portraits d’Atatürk, chantent l’hymne national, et crient « Nous sommes les soldats de Mustafa Kemal ».

Il semble donc que la contestation, ayant commencé en réaction à l’état policier et aux arrestations massives de militants, étudiants, intellectuels, commence à prendre une direction différente. Certains étudiants avec lesquels je me suis entretenue regrettent que les nationalistes aient récupéré le mouvement et s’inquiètent de certains propos racistes tenus par ces derniers. Des altercations ont également eu lieu entre des nationalistes et des manifestants qui refusaient de chanter l’hymne national.

« Ces gens s’accrochent à l’État-nation qui, on l’a prouvé, n’est pas un modèle valable, me dit une jeune femme. On reconnaît à présent le fait qu’il y a de nombreux peuples en Turquie, et pas seulement les Turcs. Cette masse me fait peur. Je n’aime pas le parti au pouvoir, mais les nationalistes sont pires. La religion n’est pas dangereuse : aujourd’hui, on peut parler contre Dieu… Mais on ne peut toujours pas parler contre Atatürk, qui était pourtant un dictateur. »

Certaines personnes, comme cette jeune femme, ont pris leurs distances avec la contestation pour des raisons similaires. D’autres ont décidé de s’accommoder des nationalistes pour l’instant : « Le fait qu’ils soient si présents est un élément négatif, mais il est bon qu’il y ait une résistance collective au pouvoir en place », explique un militant communiste. D’autres encore sont indécis : « D’un côté, j’aimerais soutenir le mouvement, car je désapprouve le système, mais je n’y trouve pas ma place. Je ne me reconnais dans aucun groupe bien défini, je ne sais pas très bien quoi revendiquer… »

De fait, à Eskişehir, ces « groupes » ne sont pas ouvertement présents : on n’aperçoit aucun emblème de parti ; aucun n’est représenté de manière officielle, même si leurs membres participent à titre individuel. À l’entrée de la zone occupée par les manifestants, une pancarte indique : « Nous ne résistons sous l’égide d’aucun parti. Nous sommes le peuple ».

La contestation d’Eskişehir, bien qu’hétérogène, serait-elle donc un vrai mouvement populaire, hors de l’influence des partis ? Les assemblées générales nouvellement mises en places permettront-elles à ce mouvement de se mettre d’accord sur une direction commune, malgré les dissensions, ou tout cela n’est-il après tout que du bruit pour rien ? L’avenir nous le dira. Ce qui est certain, c’est que décidément, je n’oublierai pas cette année en Turquie…

Article également publié sur Rue89: http://rue89.nouvelobs.com/2013/06/05/a-louest-dankara-eskisehir-hurle-claque-clignote-243016

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